Philosophie, Sociologie -
Article de Jef Carnac.
Article de Jef Carnac.
« Le
capitalisme de la séduction » est un texte de Michel Clouscard, rédigé
au début des années 80, peu après l’élection de François Mitterrand.
C’est un décodage du mode de vie construit par la société de
consommation, vue sous l’angle d’une stratégie de classes. Ce travail
est aussi, pour Clouscard, l’occasion de reprendre le travail de
Baudrillard (nombreuses références implicites), pour l’inscrire dans une
lecture marxiste, en termes de lutte des classes et de rendement
dégressif du capital.
Pour
comprendre ce mode de vie, nous dit Clouscard, il faut prêter attention
aux objets anodins qui peuplent nos vies. Comprendre, surtout, qu’ils
ne sont pas là par hasard. Qu’il y a une logique derrière cette
avalanche de produits de consommation. Une avalanche qui dévale vers nos
cerveaux, et qui, littéralement, les occupe.
Le concept central de ce livre central, c’est le mondain.
Clouscard entend par là un système d’usages libidinaux, ludiques et
marginaux, qui est parvenu à opérer une synthèse parfaite afin de rendre
possible le potlatch (consommation/destruction de richesses superflues à
des fins de hiérarchisation visible de la structure sociale). Un
potlatch dont la fonction secrète est de consommer les surplus de la
plus-value. Et un mondain, explique Clouscard, qui est parvenu à
englober le clerc, jadis contempteur du monde. A l’englober, jusqu’à
faire de lui son meilleur propagandiste, et son pionnier. Le mondain du
capitalisme de la séduction est donc, si l’on ose dire, l’instant d’un
triomphe.
Ce
mondain est un apprentissage. Cet apprentissage commence dès
l’enfance/l’adolescence, par le rapport fonctionnel/libidinal entre
l’enfant/l’adolescent et la machine ludique (flipper, juke-box, dit
Clouscard en 1981 – aujourd’hui, on parlerait de la playstation). En
arrière-plan, il y a la captation de l’univers enfantin par le marché :
l’enfant, qui sait consommer, mais ne sait pas produire, est le
consommateur parfait, totalement soumis au « principe de plaisir ». Un
principe de plaisir auquel Clouscard oppose le procès de production
– la conscience que pour consommer, il faut produire. L’enfant éduqué
par le capitalisme contemporain est dressé à ignorer la praxis, parce
qu’il est enfermé dans le principe de plaisir, sans jamais pouvoir
toucher du doigt le procès de production.
Ce dressage rend possible une formidable innovation en termes d’ingénierie sociale : le snobisme de masse.
La société traditionnelle offrait aux pauvres les avantages spirituels
de la non-possession. La société post plan Marshall, américanisée, leur
offre le faux avantage matériel d’une consommation ludique bas-de-gamme.
Symbole de cette réintégration des catégories dominées dans l’ordre
capitaliste ludique : le jeans, à l’origine tenue de travailleur, devenu
« corsetage du bas », qui moule les fesses et fabrique une silhouette
« à la mode » (Clouscard écrit dans les années 80, il faut le rappeler
ici). La mode, l’imbécilité de la mode, est devenue accessible aux
classes dominées. La « femme libérée » des 70’s, pour Clouscard, n’est
que la reproduction, en bas de la structure sociale, du modèle de la
bourgeoise parasitaire, jusque là réservé aux classes supérieures.
En
même temps qu’il contamine les classes dominées par la mode, jusqu’à
les soumettre au snobisme de masse, le mondain offre la possibilité aux
classes dominantes de mimer les attitudes révolutionnaires, de les
confisquer à leur usage propre. On a les cheveux longs comme le Che,
donc on est un révolutionnaire – même si, objectivement, on est du côté
des exploiteurs.
Au
final, le capitalisme de la séduction, par le triomphe du mondain,
fabrique un monde de mannequins. Un monde où les corps sont animés,
comme des machines, par la puissance du système. Le mannequin de mode,
pour Clouscard, est un être humain qu’on a transformé en automate, pour
affirmer la victoire définitive du machinal sur le vivant. Ainsi, par le
mondain, le capitalisme de la séduction finit par éliminer l’humain de
l’homme, par investir totalement le corps humain, par en faire un
artefact de la machine capitaliste toute puissante.
Cette
stratégie vise entre autres choses à dissimuler la décadence de plus en
plus évidente des classes supérieures elles-mêmes. Le mauvais bourgeois
du temps jadis devient le bon bourgeois, dans une nouvelle définition
de la bourgeoisie : non plus la classe qui maîtrise l’outil de
production, mais celle qui, sans le maîtriser, sait en capter les fruits
à des fins de consommation ludique et libidinale. Le technocrate du
capitalisme monopoliste d’Etat a besoin d’avoir des fils tarés, au
regard des anciennes normes de la bourgeoisie victorienne, parce que ces
fils-là seront parfaitement adaptés à leur rôle de consommateur
crétinisés. La culture des dynasties bourgeoises de l’industrie
triomphante avait mission de fabriquer des cohortes d’ingénieurs
compétents, de gestionnaires audacieux et prudents. La culture du
capitalisme de la séduction devra fabriquer à la chaîne des employés du
tertiaire vicelards, manipulateurs et parasites. Exemple paroxystique
donné par Clouscard : la « bande à Jean Daniel » qui fabrique, en haut
de la structure symbolique du terrorisme intellectuel, la vraie nouvelle
droite (BHL) et la fausse nouvelle gauche (Touraine). Pour Clouscard,
Cohn-Bendit est un névrosé dont le narcissisme personnel fait carrière,
parce qu’il fait écho au narcissisme de classe des surplus humains d’une
bourgeoisie qui doit muter, et va le faire à travers ses surplus.
Du yéyé au disco, de la consommation ludique bas-de-gamme offerte aux
classes inférieures à la culture des nouvelles marginalités inventée par
les cadets surnuméraires de la bourgeoisie, sous la plume de Clouscard,
toute l’histoire des années 1960-1980 prend soudain une cohérence
parfaite, sous-tendue, tout simplement, par la multiplication des
surplus matériels de l’outil de production, et humains de la
bourgeoisie. Enorme entreprise de récupération : de Marx pour fabriquer
le gauchisme, de Kant pour faire passer Hegel à la trappe, et même du
rock pour faire oublier le swing. Le mondain est, pour Cloucard, la
machine à faire un monde de machines.
*
Ce monde de machines est un monde rêvé. Le corps machinal secrété par le mondain, dans le capitalisme de la séduction, est à un corps à rêver.
Le sensualisme psychédélique n’a rien à voir avec une recherche
artistique autonome : c’est tout simplement la construction d’une
esthétique adaptée au triomphe du mondain – le corps parfait du
machinal. Derrière la fausse rébellion : le nouveau conformisme. Des
conduites systématiquement contestataires finissent forcément par
secréter un nouveau système de la non-contestation. A nouveau, l’esprit
est enfermé dans le sensible : mais il ne l’est plus par l’enchaînement
du prolétaire à la machine et du bourgeois à sa morale surannée. Il
l’est par l’attachement au principe de plaisir, à l’exigence de
transgression. Il est interdit d’interdire. Il est même interdit de ne
pas faire ce qui est interdit. Au besoin, on fera l’ordre à travers la
contestation de l’ordre. Est réputé rebelle à l’ordre capitaliste celui
qui, en réalité, devient la clef de voûte de cet ordre : le jouisseur
qui, en confisquant la plus-value à des fins de consommation immédiate,
permet de détruire du capital, et donc de contrebalancer la loi des
rendements dégressifs. Peu importe qu’on fabrique ainsi des dépressifs
chroniques, accros au hash, oscillant entre exaltation et prostration,
sur fond de procrastination irrémédiable : l’important, c’est que la
machine tourne. Peu importe que la pilule soit devenue l’argument d’un
droit au plaisir qui, en réalité, a enfermé les femmes dans une nouvelle
aliénation, la femme-sexe, dès qu’elles sont sorties de l’ancienne
aliénation, la femme-ventre. L’important, c’est que la machine tourne.
Peu importe que la famille soit déstructurée, que la psyché soit réduite
au sexe, et le sexe à une activité de performance quasi-machinale :
l’important, c’est que la machine tourne. Et elle tourne toujours en
fonction des avantages des mêmes groupes : les classes supérieures.
Quinze ans avant « extension du domaine de la lutte », lourd roman
sociologique de Houellebecq, Clouscard dit, déjà, que la libération
sexuelle est d’abord la libéralisation sexuelle. Le féminisme
est une coquetterie, la féministe une bourgeoise qui profite de son
pouvoir de séduction. Et le pouvoir mâle laisse faire pour une raison
symétrique : si les femmes sont libres, alors les hommes puissants sont
libres de les chasser. Derrière le triomphe du mondain, le monde comme
terrain de chasse.
Au
final, ce monde machinal est peuplé d’esclaves s’esclavagisant
eux-mêmes. Entre le fils faussement rebelle et le père faussement
conservateur, il y a un contrat implicite, intériorisé par les sujets du
capitalisme de la séduction : soumets-toi, et tu pourras jouir. Totale
déculpabilisation de la consommation mondaine : elle n’est plus un à
côté honteux du statut bourgeois, elle en est l’essence. On n’est plus
fier de ce que l’on fait, mais de ce que l’on détruit (par la
consommation). Le gaspillage est devenu une vertu capitaliste. Le
système fabrique des objets en trop, et les crétins qui vont avec. Les
crétins consomment les objets en trop, les objets en trop permettent de
faire tenir les crétins tranquilles. Le capitalisme de la séduction a,
temporairement, surmonté la dérive de l’accumulation.
Pour
faire fonctionner ce système objectivement absurde, il faut encore lui
donner un habillage idéologique ad hoc. Pour que la supercherie ne se
voit pas trop. C’est le nominalisme moderne : l’animation machinale
produit le règne des signifiants, mais le discours réduit au signifiant
va créer l’illusion qu’ils engendrent, à travers le machinal, un monde
de signifiés. Pour Clouscard, le travail des « vedettes de l’idéologie »
(Lacan, Foucault, Barthes, Althusser) consiste à construire ce monde de
signifiés irréels, à donner l’illusion que l’animation du machinal
renvoie à la réalité du vivant, afin que la nature fonctionnelle du
procès d’ensemble ne soit plus perceptible. Derrière ce
néo-nominalisme : l’invasion du culturel par le mondain. La culture,
désormais, c’est ce qui donne un sens à ce qui n’en a plus aucun, à
savoir le monde machinal, le monde réduit au mondain. D’où l’urgence,
par exemple, d’analyser la mode en tant que telle, sans se demander à
quoi elle sert au regard des réalités socioéconomiques. D’où l’urgence,
encore, de construire une psychologie qui ignore les dynamiques
collectives, et refuse de voir dans la mode un panthéon des archétypes, une religion du mondain.
Si vous êtes psychotiques, c’est parce que vous n’allez pas bien. Pas
question de dire que votre psychose est un produit du machinal. Pas
question de poser la question de votre enfermement dans le mondain.
Les
noces du capitalisme et du narcissisme, que l’on célèbre en grande
pompe à travers ce triomphe du mondain, sont pour Michel Clouscard la
fin des valeurs occidentales. C’est, littéralement, la fin de l’Amour,
de la Psyché, de la Femme. A la place : une esthétique
prostitutionnelle. Chaque être est son propre proxénète, il doit se vendre.
Tout s’écroule dans cette apocalypse. L’argent est devenu la substance
des relations intersubjectives. Il a pénétré les âmes et les corps,
jusqu’à l’os. La mode conditionne les esprits et les corps, et par son
intermédiaire, tout est marchandise – l’esprit comme le corps.
Source :http://www.scriptoblog.com/index.php?option=com_content&view=article&id=369:le-capitalisme-de-la-seduction-m-clouscard&catid=55:sociologie&Itemid=55
A lire AUSSI (bien que ça commence à dater) : http://dialectiquelibre.wordpress.com/2011/02/15/cibler-les-sujets-faussements-subversifs/
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Où trouver les livres de Michel Clouscard : http://editionsdelga.fr/365-le-capitalisme-de-la-seduction.html
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