Rousseau, une profession de foi civile.



 


1.Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces 
2.opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l'État que chaque citoyen 
3.ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs; mais les dogmes de cette religion 
4.n’intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant s que ces dogmes se rapportent à la 
5.morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. 
6.Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au 
7.souverain d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, 
8.quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire, pourvu 
9.qu’ils  soient bons citoyens dans celle-ci.
10.Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de 
11.fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme 
12.sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet 
13.fidèle.

                                                          Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Livre IV, chap. VIL.


L'enjeu consiste bien à expliquer et illustrer cet extrait, non à prendre parti en dehors du parti-pris déjà constitué dans le choix de la diffusion de cette explication plutôt qu'une autre.


  Ce texte extrait du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau porte sur les rapports que peuvent entretenir la religion et la vie politique. Il s’agit de définir ce qui peut être légitime comme rapport entre les différentes croyances religieuses et l’intérêt politique commun. Pour Rousseau, il est nécessaire de maintenir une liberté dans les croyances et opinions politiques puisque celle-ci relève d’un ressort qui n’est pas strictement politique. Néanmoins, d’un point de vue pratique il lui apparaît qu’une religion d’ordre civile est là aussi nécessaire afin que l’ensemble des citoyens puissent faire société et donc réussir à coexister en tant qu’entité commune et non seulement comme un agrégat d’individus disparates. Pour cela, Rousseau commence par définir les limites entre l’Etat et la religion, en distinguant notamment ce qui relève de la croyance par rapport à ce qui relève de la pratique et de la vie politique. Il entend alors défendre par la suite la liberté de culte pour tous les citoyens d’après un principe de tolérance qui émerge au XVIIIème siècle. Néanmoins, il termine en soulignant la nécessité d’une culture commune afin de faire société et montre que cette culture doit s’appuyer sur une forme de religion civile qui organise la vie immanente en laissant libre court aux croyances ayant trait à la transcendance.



  Le texte s’ouvre sur une affirmation d’après laquelle les sujets n’ont de compte à rendre au souverain au sujet de leurs opinions qu’à la seule condition que celles-ci influencent la vie politique en son sens le plus étendu. Le souverain renvoie ici au détenteur du pouvoir politique qui, s’il ne se constitue pas comme un individu chez Rousseau, doit être considéré comme la volonté générale, une et indivisible.  En effet, il faut distinguer ainsi la sphère privée de la sphère publique. Les opinions des citoyens tant qu’elles n’influent pas sur le devenir de la communauté politique n’ont pas à être considérées par le souverain. Le plus souvent sans doute il les ignore. En revanche lorsque ce qui relève de l’opinion porte une influence sur la vie en société, il n’en va pas de même puisque l’opinion n’en reste pas à la sphère privée mais influe cette fois sur la sphère publique. Le problème de l’opinion étant que par définition elle ne se soucie pas de la vérité ou de la validité de son contenu. Ici elle est ‘ailleurs considéré dans son strict usage pratique. Elle peut donc très bien être une opinion droite, mais l’importance consiste à juger de sa qualité à fonder et entretenir ou non la communauté politique.Il existe en effet des cas où l’opinion particulière peut avoir un impact direct sur la vie politique et conduire notamment au désaccord ou conflit, raison pour laquelle il faut en rendre compte au souverain. C’est le cas notamment de la charria qui ne distingue pas a priori la sphère privée de la sphère publique. La pratique religieuse devient alors une pratique de tous les instants, chez soi comme à l’extérieur et la loi civile même se fonde et se calque sur les principes du religieux.  Il existe donc des cas où l’opinion, bien que potentiellement invalide, empiète sur la vie publique. Pour autant, est-ce à dire que l’Etat ou le souverain doivent être indifférent à la religion ?
  Non, Puisque quelque soit la religion nous dit Rousseau, celle-ci a un impact sur la conduite des hommes en société (l. 2-6). Il est donc décisif que l’orientation d’un sujet vers telle ou telle autre religion ne le détourne pas pour autant de ses devoirs de citoyen.  Par définition, toute religion, répond à une question théorique qui relève de l’opinion. Cela concerne l’ensemble des « dogmes » liés à l’existence d’un ou plusieurs dieux, de la création de l’univers etc. Mais dans le même temps elle apporte aussi des réponses pratiques qui vont a priori de paire avec ces dogmes. En ce sens, toute religion est aussi source d’obligation c’est-à-dire de conduites que le sujet entend suivre et auxquelles il consent en y obéissant. Aussi, selon les conduites que le sujet s’impose en accord avec les croyances et la religion auxquelles il croit, il peut contrevenir à l’intérêt de la communauté politique. Mais bien sûr, il peut tout aussi bien réaliser la communauté politique du fait de l’obligation morale qu’il s’impose et qui sert les intérêts politiques de l’ensemble des citoyens. Par exemple le décalogue et ses commandements font la jonction entre une croyance en un Dieu unique et juge et la façon dont les adeptes qui souscrivent à cette croyance doivent se conduire. Il y figure par exemple de nombreuses injonctions morales directes qui ont une influences sur les conduites des hommes et leurs impacts sur autrui. Ainsi, la table des lois ordonne par exemple : « tu ne tueras point » ou bien « tu ne commettras point d’adultère ». Ainsi, la souscription à ces principes moraux s’ils sont correctement entendus et suivis servent les intérêts de la communauté politiques quand bien même ils dérivent de dogmes religieux qui n’ont pas a priori de fondements pratiques démontrés ou démontrables. A l’inverse si nous imaginions une pratique religieuse qui inciterait à tuer ou à voler cela contreviendrait nécessairement à la communauté politique qui peinerait à se maintenir sous le joug de tels principes plutôt immoraux et par définition non universalistes. Alors, si les croyances et opinions n’importent pas directement au souverain, il lui importante bien que les pratiques qui dérivent de ces opinions ne remettent pas en cause la vie politique. Ce n’est pas la vérité qui importe à l’Etat mais l’horizon morale et pratique qui sont induites des croyances personnelles ou collectives des sujets.

  Jusqu’ici Rousseau a posé les limites entre l’Etat et la religion. Il a montré que la religion était le lieu de la croyance et de l’opinion personnelle. Il a aussi montré que l’opinion par définition peut relever du vrai comme du faux mais qu’ici l’enjeu n’est pas de rechercher la vérité mais l’intérêt politique des pratiques auxquelles ces opinions conduisent le sujet en société, c’est-à-dire le citoyen. Enfin, il a montré l’importance de ces conduites morales dans la vie politique.
  Par la suite, il s’agit pour Rousseau dans ce texte de maintenir pour autant les fondements de la tolérance religieuse en distinguant cette fois non plus la sphère privée et de la sphère publique mais en opposant ce qui relève de l’immanent, à savoir la vie politique, au transcendant, propre de la religion.

Rousseau insiste de nouveau sur le fait que l’Etat n’a pas à se mêler des opinions, croyances ou dogmes de la religion car ce n’est pas là son affaire (L.6 - 7). L’objet de l’Etat c’est la vie sociale, le strict rapport à l’immanence. Ainsi, chacun peut bien démultiplier ses croyances à foison quand il s’agit d’opinions qui ont trait à l’au-delà. De fait, les croyances religieuses, tant qu’elle n’interviennent pas directement dans la vie sociale du sujet ne sont pas l’affaire de l’Etat qui n’est pas davantage en mesure de régir le vrai du faux en ce qui concerne l’existence de Dieu, de l’âme et de ce qui s’en suit. L’Etat a une inscription directe dans le rapport aux choses temporelles tandis que la religion s’intéresse d’abord à ce qui relève de l’au-delà, du transcendant et de l’atemporel. Tous deux s’attachent à relier entre eux les sujets mais leur objet est différent quand il s’agit d’opinions. [Illustration] En effet, cela s’inscrit dans la ligne directe du libéralisme qui prône une vision morale axiologique ment neutre suite aux nombreuses guerres de religions. Il s’agit dès lors d’appliquer la tolérances dans les croyances, ce dont rendra compte la Déclaration Universelle des droits de l’homme et du citoyen, tout en tenant compte du fait que les conduites des uns ne doivent pas nuire à celles des autres. Ainsi, l’Etat ne se déclare pas compétent quant au fait de trancher sur l’existence de tel dieu plutôt qu’un autre.
  L’objet de l’Etat donc, c’est de maintenir la sociabilité et de limiter voire d’éradiquer la guerre civile entre les citoyens. Ainsi, chacun dispose de son objet et de son autonomie relative à cet objet et l’un et l’autre, religion et politique, n’ont pas être confondu tant que l’une (la religion) ne contrevient pas publiquement et socialement aux affaires de l’autre (la politique).  En effet, Rousseau délimite pour des raisons logiques la sphère d’action du politique et du religieux. Ainsi, la tolérance en matière de croyance freine les possibles guerres civiles liées au désaccords en terme d’opinions. Dans le même temps, l’Etat n’a pas à être soumis à une quelconque décision religieuse sous le seul prétexte que cette décision émanerait d’une instance transcendante qui ne relève pas de la compétence politique. [Illustration] Ainsi, Rousseau  propose ici de mettre fin à un régime comme celui de la monarchie absolue de droit divin où la sphère politique et la sphère religieuse sont confondues et où l’une est entretenue par l’autre et même en dérive. L’autorité politique est fondée sur le principe de la volonté générale qui est souveraine et non sur des croyances et opinions invérifiables.

  De fait alors, Rousseau entend bien jusqu’ici délimiter l’objet du politique et du religieux tout en recouvrant leur sphère d’action qui dérive de leur objet. Il s’est agit pour lui de distinguer d’abord ce qui relève du privé et du public. Puis, de ce qui relève du transcendant et de l’immanent. Néanmoins, Rousseau pense la religion civile comme le lieu de conjugaison du religieux et du politique parcequ’il maintient le fait qu’il importe bien à l’Etat que ses citoyens se conduisent en sujets moraux.

  Rousseau formule donc une proposition a première vue étonnante : « une profession de foi purement civile. » A priori, cette proposition est en elle-même contradictoire si l’on en suit le raisonnement proposé jusqu’ici par l’auteur lui-même. De fait, soit quelque chose relève de la foi et donc du transcendant, sans qu’il soit possible a priori d’en déterminer la véracité, soit cela relève de l’autorité politique et donc de l’immanent ce qui n’a semble-t-il pas à voir avec la foi en tant que croyance. [Justification] Si d’ordinaire la foi est perçue comme une croyance aveugle, Rousseau semble davantage la concevoir ici comme une croyance qui s’établit dans un rapport immanent, en tant que pacte civile entre les citoyens. La croyance est ici subordonnée au politique et non l’inverse. Rousseau annonce l’enseignement civique et morale fondée sur la vie politique et en vue de sa préservation. Si jusqu’ici la religion semblait davantage correspondre au latin religerer, c’est-à-dire ce qui nécessite qu’on redouble d’attention, qu’on se recueille, c’est-à-dire ce qui se présente comme un lien d’abord entre soi et l’au-delà; Rousseau pense plutôt la religion civile comme ce qui relie (religare). Plutôt que de diviser les hommes sur des croyances qui peuvent conduire à la guerre elle est d’abord perçue ici comme ce qui unifie. En ce sens, la proposition rejoint l’invitation à l’universel du catholicisme (katholikos) mais à partir d’attributs strictement politiques.
  Ce qui est souligné ici ce sont les « sentiments de sociabilité » qui fondent la communauté politique. C’est à partir d’eux qu’il est possible de faire société d’après Rousseau. En effet il s’agit alors de sacraliser les lieux de la vie politique. Les valeurs deviennent d’abord des valeurs de sociabilité qui, si elles semblent rejoindre moralement certains préceptes religieux se fondent pourtant sur un pacte d’abord civil.  C’est d’ailleurs ce que fait la République, en opérant une distinction propre au religieux entre le sacré et le profane. S’il n’est pas possible d’employer ces termes dans le même sens qu’en religion, il n’en reste pas moins que leur inscription dans la quotidienneté s’y apparente. Ainsi, une mairie, une école publique ou toute institution politique issue de la république y est perçue comme particulière et l’on ne s’y comporte pas de la même manière que dans un quelconque lieu public ou bien même et surtout que chez soi. Il en va aussi de même de l’histoire, longtemps enseignée comme un roman national qui s’intéressait davantage à la construction d’une identité sociale et politique du citoyen qu’à la nécessité de développer un esprit critique.  La religion cède son contenu au profit de sa forme; une forme qui doit recruter tous les sujets politiques quelque soit leurs opinions liées à une vie après la vie.


  Ainsi, après avoir délimité les différents objets propre au domaine religieux et politique et après avoir maintenu la tolérances dans les opinions, Rousseau nous enjoint à une conservation de la religion qui en est en même temps un dépassement : la religion civile et immanente plutôt que les querelles d’opinions de la religion traditionnelle qui empiète sur la vie politique avec parfois de lourdes conséquences.
  Nous pouvons néanmoins nous interroger sur ce renversement dans les rapports de la religion au politique. En inversant le rapport d’influence de l’un sur l’autre, Rousseau ouvre peut-être aussi la voie aux religions politiques qui, sous prétexte d’union nationale, peuvent tout aussi bien engager les hommes dans des conflits parfois plus violents encore.  Toutefois, il nous faut aussi y voir - en forçant peut-être le trait d'interprétation, une volonté première de transformer les conditions matérielles d'existence des hommes. Cette profession de foi civile c'est aussi l'occasion de l’établissement  d'un monde commun qui se passe de la transcendance autoritaire et idéaliste.
  Marx, montre par la suite que la religion est certes une forme idéologique de l'illusion mais aussi la manifestation d'une volonté transformatrice du monde.


Loïc Chaigneau, tous droits réservés, 2019 ©
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