La méthode dialectique : continuité et discontinuité dans le rapport Hegel/Marx


Marx - Hegel : la dialectique sur la tête.

« Ma méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l'exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la pensée, qu'il personnifie sous le nom de l'idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n'est que la forme phénoménale de l'idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n'est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l'homme. J'ai critiqué le côté mystique de la dialectique hégélienne il y a près de trente ans, à une époque où elle était encore à la mode... Mais bien que, grâce à son quiproquo, Hegel défigure la dialectique par le mysticisme, ce n'en est pas moins lui qui en a le premier exposé le mouvement d'ensemble. Chez lui elle marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds pour lui trouver la physionomie tout à fait raisonnable. Sous son aspect mystique, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu'elle semblait glorifier les choses existantes. Sous son aspect rationnel, elle est un scandale et une abomination pour les classes dirigeantes, et leurs idéologues doctrinaires, parce que dans la conception positive des choses existantes, elle inclut du même coup l'intelligence de leur négation fatale, de leur destruction nécessaire, parce que, saisissant le mouvement même, dont toute forme faite n'est qu'une configuration transitoire, rien ne saurait lui en imposer ; parce qu'elle est essentiellement critique et révolutionnaire[1]»

Karl Marx, Postface de la seconde édition allemande du Capital,
Folio, Op Cit., p. 106 – 107

Les attaques dont a pu être victime la méthode dialectique sont nombreuses – au risque parfois d’être un épouvantail et l’occasion d’une critique facile. Par ailleurs, les critiques sans doute les plus virulentes n’ont pas été l’œuvre unique d’auteurs qui se plaçaient en opposition farouche vis à vis de Marx. Ainsi, de John Roemer, l’un des fondateurs du dit "marxisme analytique" qui parlait de yoga du marxisme[2] à propos de la dialectique à Sorel qui la considérait comme un charabia[3] et jusqu’à l’infâme dialectique dont parlait Deleuze trouvant un écho auprès de biens d’autres auteurs contemporains comme Lyotard ou Foucault (aujourd'hui Lordon, par certains aspects), la dialectique aurait a priori été mise à mal. Alors que Marx souhaitait en premier lieu lever et révéler les mystifications d’une manière idéaliste de penser voici que sa méthode apparaît aux yeux de beaucoup comme une nouvelle forme mystificatrice qu’il faudrait écraser du fait de ses fondements a priori quasi religieux.
Il nous faut noter d’emblée le point commun à ces critiques qui est un rejet primordial à l’égard de Hegel. Pour le marxisme analytique qui reconnaît à la logique formelle une supériorité établie pour penser le monde cela va de soi, quant à Deleuze là aussi bien des traces laissées de son vivant montrent un rejet du père de la dialectique moderne. Il en va de même de Jean-François Lyotard dont l’œuvre est une tentative de conciliation de la phénoménologie et de la philosophie analytique. Cette conciliation s’opère dans un premier temps dans le rejet de ce qu’il appelle les grands récits, c’est-à-dire la totalité dont le primat philosophique revient bien-sûr à Hegel. Dans le même temps il y a un rejet du platonisme, du christianisme et de l’hégélianisme (et le plus souvent, du communisme). Un rejet qui souhaite faire table rase entre autres de l’universalisme, parfois confondu entre ses rapports à l’extension (colonialisme – ethnocentrisme) et à la compréhension (l’universel concret de Hegel), de l’humanisme et du progressisme[4]. Cette distanciation d’avec Hegel, de nouveau traité comme un chien crevé s’accompagne alors aussi d’une distanciation d’avec Marx. Ceci se trouve malheureusement être une rengaine déjà très en vogue derrière toutes les tentatives de mise à mal du marxisme et par extension du rationnel, ce que Georg Lukács avait très bien perçu dès 1943[5], notamment à propos des penseurs employés durant la guerre pour évincer le rationalisme.
Aussi, plutôt que de nous tenir à distance de Hegel et de facto à distance de Marx, c’est dans cette continuité que nous tenons à poursuivre notre recherche
 de ce qui structure le noyau rationnel dialectique commun aux œuvres communes de ces deux autres. Bien sûr, en restant fidèle à Marx dont la structuration de sa méthode dialectique s’inscrit par bien des aspects en faux de celle mise en application et proposée par Hegel. C’est pourquoi nous nous intéressons à ce renversement qui est en même temps une réappropriation. D’autant que ce qui se joue ici traverse de très loin un enjeu propre aux sciences sociales et à la philosophie et pas uniquement un rapport entre Hegel et Marx. En effet, comme le signale Isabelle Garo ce rejet de Hegel puis de Marx qui se fait au nom d’un rejet de la dialectique
« contribue littéralement à interdire un certain type d’approche historique, du moins sur le terrain de la philosophie, mais assez largement aussi sur celui des sciences humaines »[6].
  À rebours de cela, nous connaissons l’aphorisme de Lénine extrait de sa prise de notes sur la science de la logique de Hegel où il écrit :
« on ne peut pas comprendre totalement Le Capital de Marx (...) sans avoir beaucoup étudié et sans avoir compris toute la Logique de Hegel. Donc pas un marxiste n’a compris Marx un demi-siècle après lui ! Et il ajoute : [A propos du chapitre sur l’Idée] ce chapitre ne contient presque aucun idéalisme spécifique, mais il a comme sujet essentiel la méthode[7] dialectique »[8].
Si le terme de méthode à proprement parler peut-être contesté, ce qui nous intéresse ici, nous l’avons dit, c’est le noyau rationnel et ses formes de germination. Est-ce de Hegel dont il est question dans la méthode de Marx ? Althusser lui-même et en continuité avec Marx répond : « Hegel, non : Mais Hegel renversé. Renversement = noyau rationnel extrait de son enveloppe mystique »[9]. Il ajoute encore que « la dialectique de Marx ne peut-être que la dialectique hégélienne transformée »[10]. Mais surtout il est à noter que le renversement reste un maintien[11]. De fait quoi que nous renversions nous conservons bien dans le même temps le contenu de ce qui est. Donc ce renversement n’est pas une mise à distance mais bien une récupération, un approfondissement, une opération de clarification mais qui n’aurait jamais pu voir le jour sans ce premier pas dans la bonne direction. Il y a une direction rationnelle commune. 

Marx se fait donc le continuateur de Hegel mais plus loin de lui encore d’Héraclite. En effet, Héraclite a accordé le premier une place centrale à la contradiction ainsi qu’au mouvement comme primat du monde a rebours d’une vision chosifié ou fixiste du monde. En faisant du conflit le père de toutes choses et en observant qu’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, Héraclite introduit la transformation comme priorité épistémologique. C’est ce que Marx renouvelle comme geste philosophique et épistémologique particulier. N’est fixe que la totalité, les modalités de la reproduction, bref un moment et donc quelque chose qui est voué au devenir, à la transition, au passage de l’un en l’autre. Cette constance du mouvement et de la transformation sur l’immuable est par là même et une fois de plus une césure nette vis à vis de l’idéologie dominante qui pense abstraitement. C’est le reproche que Marx adresse à Proudhon : si la propriété est le vol, de quelle propriété parlons-nous ? Mais aussi bien sûr le reproche qu’il adresse à l’idée de travailleur libre où la liberté est perçue comme un concept fixe et allant de soi. Or, ce sont les conditions de possibilités et de réalisation de cette liberté en lien avec un travail particulier et déterminé que Marx souhaite penser donc leur réalisation au travers de processus qui n’ont pas toujours existé et qui n’existeront probablement pas toujours. Aussi, ce qui apparaît comme une incantation à certains – à savoir la dialectique, n’est en fait que l’acceptation de transformations qui ne peuvent pas être perçues comme des éléments isolés mais comme les éléments d’un tout et d’un tout qui prend sans cesse une autre forme que celle qu’il délaisse à l’exception des moments de la reproduction dans le cas d’un mode de production déterminé.

Là où pour les économistes classiques le capital n’est en fait que ce qui apparaît en surface de l’histoire (et par là comme son ignorance) : argent, circulation, matériel etc. pour Marx il est d’abord un rapport social qui traverse les sujets : les travailleurs sont imbriqués dans ce processus et circonscrits comme capital variable. En cela, le capital comme rapport social détermine le champ social des actions possibles en un moment donné. C’est alors et seulement à l’aune de ce tout qu’il devient possible pour Marx d’extraire des éléments comme autant de moments particuliers du processus, soit proprement capitaliste, soit propre à un mode de production dans la totalisation historique en cours. Ainsi la marchandise est un moment particulier du processus d’échange capitaliste, de même le capitalisme est un moment particulier en tant que mode de production et de reproduction dans l’histoire. C’est ce qui permet aussi de penser la transformation à partir du réel présent comme consistant à partir du passé et comme déterminant une transition possible vers autre chose. Marx se fait là l’héritier de Hegel en ce qu’il développe le fait qu’un mode de production contient déjà en lui-même les moyens de son propre dépassement, non mécaniquement, mais du fait de ses contradictions internes. Ainsi le capitalisme permet d’accroître le développement social et économique en développant plus que jamais les forces productives. Ce faisant il rend possible un niveau de production intense et jamais égalé. Ceci n’est permis que par une socialisation croissante de la production dont le capitaliste se détache de plus en plus. À l’intérieur même du mode de production capitaliste semble émerger une issue, une transition et donc le résultat d’une transformation possible, faisable dont l’aboutissement est le socialisme. Bien sûr, et l’actualité des crises le montre cela ne se fait ni par magie, ni comme une prédiction invariable. Au contraire, cela s’effectue d’abord formellement et inconsciemment (domination formelle) avant de pouvoir être réalisé effectivement (domination réelle) après que l’organisation de la production et le travail concret ont été transformés par la classe révolutionnaire qui se constitue. L’un, le mode de production capitaliste, détient en lui-même son autre : le mode de production socialiste, non comme un déjà-là absolu mais comme un déjà-là à poursuivre, par la réalisation consciente et commune des intérêts particuliers d’une classe qui se constitue comme classe révolutionnaire. La philosophie se met ici au service de l’histoire et avec elle de la politique. En tant que matérialistes pratiques, l’enjeu que Marx et Engels donnent à la philosophie est de non seulement penser la transformation mais de mettre la philosophie au service de ce qui peut permettre cette transformation, c’est-à-dire la politique.
En devenant cet outil de compréhension et de transformation pratique, la dialectique cesse donc bien d’être un yoga idéaliste et permet de penser les moyens de la transformation ailleurs que dans une vaine utopie qui se meurtrit elle-même de n’être jamais vraiment le lieu de quoi que ce soit par définition. C’est en ce sens que la méthode dialectique de Marx est critique et révolutionnaire. Cette formulation que nous retrouvions déjà dans les Thèses et dans l’Idéologie Allemande se voit confirmée à l’occasion de la postface à la seconde édition allemande du Capital. L’intelligence de la négation fatale est l’expression de ce passage, de cette transition possible, de l’un en l’autre et non seulement de l’un à l’autre comme deux éléments étrangers qui ne se rencontreraient jamais. Si l’autre se produit, c’est parce qu’il est toujours déjà-là formellement au moins. Mais l’histoire façonne les hommes tout autant qu’ils la façonnent consciemment ou non. C’est pourquoi les crises économiques sont par exemple l’occasion d’un choix, comme le signale l’étymologie grecque du mot « crise », mais ce choix se fait uniquement par rapport au rapport de force qui s’exerce entre une classe qui souhaite maintenir ce monde en crise et celle qui au mieux veut en finir au pire ignore encore ses moyens d’action. Lénine rappelle d’ailleurs bien à ce propos que
« pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque ceux d’en bas ne veulent plus et que ceux d’en haut ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher »[12]
La compréhension dialectique du présent ne peut s’effectuer alors qu’à partir des contradictions propres au moment de la crise. Il ne s’agit pas d’une futurologie mais bien plutôt d’une détermination qui ici, à l’encontre des sciences de la nature, se pose comme l’occasion de la liberté. (Cf. Chaigneau - PJSC, essai sur l'objectivité, Delga, 2019) La détermination n’est pas un obstacle ou une restriction mais le moyen d’ouvrir et de comprendre les modalités possibles d’actions et leurs orientations. C’est l’occasion d’une action trans-individuelle, bref d’un sujet collectif qui fait l’histoire.


Loïc Chaigneau, penser et transformer le moment présent : Marx [extrait]
Tous droits réservés, 2019.  
 


[1]   - Non-souligné dans le texte original.
[2]   - John Roemer, Analytical marxism, Cambridge University Press, 1986
[3]   - Georges Sorel, Réflexion sur la violence, 1908
[4]   - Ceci se retrouve parfaitement synthétise par Foucault en 1966 dans un entretien télévisé. pour ne pas avoir ici à étendre une bibliographie sur ce qui n’est pas en propre notre sujet : "J'aurais voulu que nous puissions considérer notre propre culture comme quelque chose d'aussi étranger à nous-même que la culture des Arapechs..." Michel Foucault, Les Mots et les choses INA, 1966
[5]   - Cf. Georg Lukács, Der Deutsche Faschismus und Hegel, 1943. Edition française : Georg Lukács, Nietzsche, Hegel et le fascisme allemand, trad. Jean-Pierre Morbois, Éditions Critiques, 2018.
[6]   - Isabelle Garo, l’Infâme dialectique, in Dialectique et Histoire, éditions Kimé, 2014, p.128.
[7]   - En gras dans le texte.
[8]   - Lénine, Cahiers sur la dialectique de Hegel, Gallimard, idées nrf, trad. Lefebvre et Guterman, 1967, p. 303.
[9]   - Louis Althusser, Sur le rapport de Marx à Hegel, Opt cit., p. 58.
[10] - Ibid, p. 59
[11] - Ici, nous ne restons plus tout à fait dans la filiation d’Althusser.
[12] - Cf. V.I. Lénine, la Maladie infantile du communisme (le « gauchisme »),, 1920.

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