Sur le concept d'Idéologie chez Marx et Engels : explication d'un extrait.
Lecture suivie d'un extrait de l'Idéologie Allemande.
Marx – Engels, l’Idéologie allemande.
De : « La production des idées, des représentations
et de la consciences (…) » Jusqu’à
« (…) et l’on considère la conscience uniquement
comme leur conscience. »
Tous droits de reproduction et de
diffusion sont réservés et appartiennent à M. Loïc Chaigneau
L’idéologie
allemande, initialement publiée en 1867 se présente comme une prise de
position philosophique. Ses auteurs posent le fondement possible d’une
ontologie matérialiste et historique. Ce fondement ne manque pas d’être étayé
par la suite par Marx et Engels dans les Thèses
sur Feuerbach ou encore dans l’Anti-Dühring.
Ainsi, tout à la fois, ce texte extrait de l’idéologie allemande inaugure une
critique d’une certaine pratique philosophique tout en affirmant la nécessité
d’une philosophie de la pratique. Il s’agit en fait de rompre ici avec
l’idéalisme allemand et notamment avec la philosophie des jeunes hégéliens.
C’est pourquoi la critique porte sur la conscience de soi. Pour Marx et Engels
la conscience de soi ne peut pas être celle d’un homme extérieur au monde. De
fait, ils récusent alors la scission classique entre le sujet et l’objet. Si
pour le hégélianisme la réalité n’est que le fruit de la négation de l’Idée qui
se réalise sous ses formes positives, pour les auteurs de l’extrait qui nous
intéresse ici la réalité est première et c’est d’elle qu’émanent les
représentations. Aussi, l’homme est d’abord présenté comme un sujet qui agit
dans et sur le monde. L’objectif de ce programme est alors de mettre à mal
l’idée d’une autonomie possible des représentations et plus largement de
l’idéologie et surtout d’une quelconque conscience de soi qu’il suffirait de
changer pour voir s’opérer aussi dans le monde des changements. L’idéologie se
présente plutôt comme ce qui a des effets pratiques en pérennisant une
situation de domination politique[1],
d’exploitation économique et d’assujettissement culturel.
Ainsi, avec ce texte se pose la question du
rejet et de la transformation de la philosophie classique. Dès lors, Marx
Engels sont-ils les producteurs d’une critique qui s’adresse à la philosophie
ou les initiateurs d’une nouvelle philosophie ?
Le texte est ici d’abord l’occasion pour ses
auteurs de fonder une conception matérialiste des représentations, comme
prémisses d’une critique de l’idéalisme (l.1 – 11[2]).
Puis ils opèrent un renversement de ce qui apparaît comme une illusion commune,
soit la critique d’une certaine conception de la philosophie au profit d’une
philosophie qui soit le reflet de pratiques concrètes (l.12 – 22). Enfin, Marx
et Engels pose l’existence du sujet comme agissant sur le monde et ainsi ils
rejettent l’idéologie en tant que forme abstraite autonome pour n’en faire
qu’un résultat de la vie réelle (l.20 – 29).
D’emblée (l.1), les auteurs signalent que les
idées, les représentations et même la conscience sont produites. Très
clairement cela indique qu’elles ne peuvent pas exister indépendamment d’un
sujet humain qui en soit le producteur. Ainsi, les hommes sont producteurs de
ce qu’ils se représentent, c’est-à-dire de ce qui se présente à eux une
nouvelle fois : d’abord concrètement, dans le monde et ensuite à nouveau
mentalement. La représentation est bien une nouvelle présentation mais à
soi-même et pour soi-même, ce qui peut laisser imaginer une autonomie de la
représentation comme simple présentation de l’esprit. Mais aussitôt Marx et
Engels récusent cela et entendent le développer tout au long du texte. Mais le
terme de production n’est pas anodin ici. De fait, toute production humaine est
engendrée par l’activité d’hommes dans le monde. L’action humaine donne donc
une direction un pro-jet, à ce qui
est mis en activité et donc transformé par rapport à un donné. Dès lors, si les
idées et les représentations sont les fruits d’une production, elles ne peuvent
apparaître comme des éléments isolés de la vie réelle ; elles ne peuvent
pas préexister à l’action. De même la conscience n’est pas conçue ici comme le reflet
d’un quelconque esprit ou d’une idéalité supérieurs. Dès lors (l.2-3) les idées
et la conscience ne sont plus ici considérées comme ce qui influe de manière
première sur la manière d’agir mais comme un résultat de cette manière d’agir.
Ce dont il s’agit alors c’est bien des rapports sociaux, dont Marx signale par
ailleurs que les hommes y entrent de manière nécessaire et déterminée. L’homme est non seulement un animal
sociable, mais un animal qui ne peut s’isoler que dans la société[3].
Mais ici il n’est plus seulement question de l’homme en tant que genre, mais
des hommes à la manière dont Nizan dit aussi que l’Homme jamais nous ne
le rencontrons. Ce sont donc les rapports sociaux, les échanges, les relations
et pratiques intersubjectives qui déterminent les représentations et la
conscience des hommes. La vie voire la quotidienneté au sens de Lefebvre se
donnent comme support du langage que sont nos idées. Le langage de la vie réelle est donc la retranscription idéelle de
ce qui est. Jusqu’ici il n’est pas signalé de la part des auteurs si ce langage
est une retranscription sérieuse et vraie du processus de vie réelle ou s’il
fausse ce qui est au profit d’une autonomie sans fondements. Pourtant, cela
inaugure bien les prémisses d’une illusion possible où le signifiant prendrait
le pas sur le signifié en développant une forme d’autonomie inexacte mais
conçue comme telle. Ainsi le langage dans sa forme idéologique peut se
substituer à son référent qui est le monde réel et les actions des hommes dans
ce monde réel. La conscience qui n’est qu’expression de ce monde se pense
pourtant alors comme indépendante du monde. Néanmoins jusqu’ici rien n’indique
que ce langage de la vie réelle puisse être ce qui se définit comme l’idéologie
au sens marxiste en tant que processus de déformation et d’inversion du réel[4].
Ces hommes qui agissent (l.3-4) dans et sur
le monde ne le font pas de manière abstraite et indéterminée. Au contraire,
Marx et Engels développe ici une ontologie matérialiste qui rompt avec
l’idéalisme et la séparation entre le sujet et le monde. C’est au contraire une
relation triangulaire entre soi, l’autre (les hommes dans leurs activités
matérielles) et le monde qui s’institue. Mais à revers de la conception
hégélienne[5],
c’est ici l’activité pratique qui détermine ensuite la conscience. Et les hommes agissent ensemble, même
inconsciemment bien sûr, mais ensemble dans le processus de vie sociale qu’ils
produisent et qui les produit. Aussitôt apparaît alors une faillibilité de la
représentation qui se révèle être davantage un processus de synthèse, de
perception, qui rend abstrait et général un processus de vie matériel et
multiple. Or, ce ne sont pas n’importe lesquels de ces hommes qui sont
producteurs de leurs représentations. De même que ce qui peut être dit de ces
hommes n’est pas nécessairement valable au titre d’une entité logique qui ne
serait déterminée que par les codes de l’esprit et le formalisme. Ainsi, Marx
et Engels prennent le contre-pied du lieu commun d’après lequel nous pensons
l’homme en tant qu’entité abstraite ou concept vide de tout contenu émanant du
monde tel qu’il est et tel qu’il se donne à être saisit et transformé par les
hommes. Ce qui détermine les hommes et donc leur conscience, c’est le développement
social des dites forces productives. En effet, c’est ce que Marx résume
parfaitement dans l’avant-propos à la Contribution à la critique de l’économie
politique[6]
de 1869. Les forces productives apparaissent comme les moyens intermédiaires
par lesquels les hommes d’une époque donnée transforment et travaillent le
donné du monde dans lequel ils vivent. Ainsi la formule célèbre de Marx entend
dire que le moulin à bras fait la
féodalité et le moulin à vapeur, le capitalisme. Ainsi s’intriquent
ensemble un certain développement des forces productives et dans le même temps
un moyen de les structurer socialement, un mode de relations, que sont
notamment les rapports de production et dont la synthèse est le mode de
production. Ainsi les représentations sont consistées par cet ensemble. De
nouveau alors il est envisageable de voir dans ces représentations le reflet
d’une époque et d’un mode de production alors même qu’a priori celles-ci nous
apparaissent d’ordinaire comme quasi naturelles et irrémédiables. C’est ce
qu’indique du moins la formule politique populaire qui entend soutenir qu’il y
a toujours eu des riches et des pauvres et qu’alors il y en aura toujours. De
même que la représentation qui ignore le procès de production comme quelque
chose de concret préfère céder à la tentation d’une nature humaine. Ainsi,
l’exploitation objective et la domination idéologique sont niées par un
naturalisme naïf. Ainsi donc les relations entre les dits individus ne sont que
le fruit de leur processus de vie réelle mais d’ores et déjà déformées par le
caractère représentatif de la relation qui vient masquer les rapports concrets
et triangulaires au profit d’un discours autonome sur le réel. Par exemple,
l’ouvrier en vient à penser qu’il vit grâce au propriétaire lucratif détenteur
des moyens de production, parce qu’il l’emploi. De même, l’employeur pense
faire vivre ses ouvriers. D’ores et déjà nous sommes dans un processus
d’inversion où de fait ce sont ceux qui travaillent et use des moyens de
production qui permettent à son détenteur de vivre sans user de ces moyens de
production.
(l.6-7) Marx et Engels entendent alors
démontrer qu’il ne peut y avoir de conscience que dans un sujet conscient. Ce
sujet, dont la subjectivité n’est rendue possible que par la médiation de
l’autre, soit de l’altérité est donc nécessairement dans un processus
transindividuel, intersubjectif voire même intrasubjectif. Bref, il est sujet
de l’action et tout « je » qui se donne à être est tenu en lui-même
par les autres. Raison pour laquelle le cogito,
bien que représentant un acquis théorique dans l’émergence de la subjectivité
n’en demeure pas moins non pas un point de départ mais le résultat d’un
processus de vie sociale propre à une classe sociale particulière qui érige la
subjectivité comme principe. Or, sans « Nous » politique, sans sujet
collectif, il n’y a pas de sujet individuel possible. Aussi, le sujet est
d’abord ce qui se pose en opposition ou imitation à l’autre (qu’on songe
seulement ici au bébé) et est donc un être ancré dans un monde concret.
Là-encore Marx et Engels prennent donc leur distance avec toute possibilité
d’une conscience à part du monde. Ils renient toute conscience qui pourrait se
modifier sans qu’au préalable le sujet de cette conscience ne modifie son rapport
même corporel au monde dans lequel il vit. Le rapport au monde dans lequel tout
homme s’inscrit se définit bien comme un processus en ce sens qu’il n’est pas
figé, fixe et valable comme une catégorie immuable mais bien le résultat d’un
devenir. Un homme concret, agissant, est ce qu’il devient et non devient ce
qu’il est. Ainsi se dessinent les contours d’une critique de la philosophie
idéaliste mais cela ne se fait pas dans un rejet absolu de toute philosophie.
Cette critique sert l’initiation à une philosophie pratique et plus encore pour
ne pas confondre cela avec une théorie althussérienne, à une philosophie de la
praxis. L’ontologie marxiste est celle qui pose la praxis au fondement de
l’existence humaine. La praxis étant l’inscription dans le monde des hommes
concrets agissant à la fois sur le monde et dans leurs rapports sociaux avec
les autres hommes. C’est ce processus qui conduit à différentes formes
possibles de représentations. A la ligne huit, le terme d’idéologie apparaît. Aussitôt
elle est présentée comme un ensemble de représentations qui déforme et plus
encore inverse le réel que vit le sujet. Elle est la médiation par laquelle
s’instaure une certaine fausseté par rapport au réel. Ainsi contrairement au
langage de la vie réel qui pouvait être pensé comme un reflet de la vie,
l’idéologie se montre comme un reflet inversé.
Un parallèle est opéré alors avec celui d’une camera obscura. Nous savons que celle-ci capture une image du réel,
qu’elle fixe, tout en inversant à 180° l’image telle qu’elle se donne
premièrement. Or donc, l’idéologie dispose comme premier ce qui en réalité est
une production secondaire. Elle laisse apparaître par exemple la conscience
comme seul lieu possible d’une transformation alors que celle-ci n’existe qu’en
tant qu’elle est le langage d’une activité concrète produite par un sujet
déterminé dans le monde. De même elle rend admissible et supportable des
rapports sociaux qui se fondent par exemple sur la nature alors qu’il n’en
n’est rien. Par là elle inverse et semble vouloir invalider l’ordre logico-historique
qui préside à son instauration. L’idéologie s’autonomise par le refus d’une
paternité qui, lorsqu’elle se dévoile peut la détruire ou la transformer et
donc la faire cesser d’être ce qu’elle est. Sa survie dépend donc de
l’inversion de ce rapport. Ainsi, le développement social des forces
productives a pu permettre un temps l’émergence de l’individualité comme chose
pensée avant d’en faire un primat de la chose pensante. Le travail des uns a
permis le détachement idéologique de la conscience des autres. Soit,
l’apparition de Descartes et du Cogito et de La princesse de Clèves, dans un certain milieu social déterminé au
sein duquel les hommes n’ont plus besoin pour travailler pour vivre mais
simplement de vivre à partir du travail des autres. Ainsi, la conscience peut
apparaître comme détachée du monde et de la pratique. Or, l’idéologie n’est que
le fruit de la division du travail. La boucle est alors bouclée en ce sens que
même ce qui se présente comme indéterminée par le mon matériel n’en n’est en
fait que le résultat et notamment le résultat d’un processus historique. C’est
parce que ce processus de vie historique
a lieu que l’idéologie est rendue possible. C’est là l’autocontradiction du
fondement mondain[8].
L’idéologie est intériorisée ainsi à la fois par la classe dominante et les
classes dominées. Nous sommes loin ici d’une mainmise complotiste de
quelques-uns sur quelques autres, le processus est éminemment plus complexe et
explicatif. Ainsi, le marxisme lui-même ne peut émerger que sur la fondation de
cette idéologie non pas en la récusant simplement mais en restituant sa
généalogie. Cela laisse entrevoir les possibilités qu’il y a à développer les
moyens par lesquels le processus historique conduit à la conscience de classe[9]
des exploités.
Ces premières lignes
sont donc l’occasion d’affirmer une ontologie matérialiste. Ce sont aussi les
prémisses d’une philosophie de la praxis qui s’inscrivent en filigranent de ce
passage. Marx et Engels mettent ici un terme à l’ascendance de quelconques
idées sur la vie réelle de sujets qui existence d’abord au travers de leurs
actions concrètes. Le corps cesse d’être le tombeau de l’âme pour devenir le
premier rapport concret au monde d’où peut émerger alors la conscience.
Dès lors le
renversement objectif se poursuit au travers de la critique qui est faite dans
les lignes suivantes à propos d’une pratique de la philosophie, notamment
idéaliste, qui déforme et stabilise ce qui pourtant n’est que le résultat d’un
processus historique.
Dans ses écrits, Marx
ne cesse pas tantôt d’affirmer une continuité avec le hégélianisme et tantôt de
s’en démarquer. Tout cela dans un processus proprement dialectique. Ainsi, les
premières lignes de ce paragraphe (l.12-13), ne manquent pas de faire échos à
la postface du livre I du Capital[10]. Marx
et Engels font tomber le démiurge de la
réalité. Le programme est annoncé et l’adversaire est ciblé : la
philosophie allemande laisse entendre que le monde n’est que le reflet de
l’Idée, or il ne peut y avoir que des idées et des consciences et celles-ci ne
sont rendues possibles que par l’entremise d’un processus de vie réelle dont
elles sont dépendantes. De fait, les jeunes hégéliens qui emboitent le pas de
leur maître considère l’esprit et son déploiement comme ce qui est à l’origine
du monde. Aussi, les transformations qui s’opèrent dans le monde ne sont que
les éléments de moments dialectiques qui rendent compte de la longue marche du Concept. Il est ainsi indirectement fait état
du matérialisme dialectique et historique comme ce qui se refuse à être une
philosophie au titre de celles qui l’ont précédé. Au contraire, il se présente
comme une résonnance méthodique de la praxis.
Dès lors (l. 13-18), Marx
et Engels proposent d’inverser non pas pour simplement se poser en s’opposant à
la philosophie allemande, mais pour constituer une approche au plus près du
concret, le processus en œuvre dans la constitution des idées, des représentations
et de la conscience. Aussi, pour comprendre les hommes ils ne faut pas partir
de ce qu’ils disent et de ce qu’ils pensent, mais de ce qu’ils font. Parce que
de fait, nous ne pouvons juger la conscience d’une personne sur l’idée qu’elle
a d’elle-même[11] puisque
la représentation tant à ne pas être un calque absolu ou le meilleur des miroir
du réel. De fait, si ce qui est constitutif des représentations ce n’est pas un
esprit qui surplombe l’homme, mais les conditions matérielles déterminées par
les rapports sociaux qui produisent des hommes dans leurs actions concrètes
alors c’est de ces actions qu’il faut partir pour comprendre les idées que les
hommes se font du monde. Sans quoi, il semble impossible aussi de saisir la
transformation possible de ces hommes. Puisque si les conditions de vies
produisent une forme de conscience déterminée, alors c’est en modifiant ces
conditions qu’il devient possible de transformer les consciences et non en
procédant à un prétendu « éveil des consciences » voire de la
Conscience. De fait, dans un palais on
pense autrement que dans une chaumière, comme l’avait déjà saisit
Feuerbach. C’est pourquoi ce qui fausse la représentation est commun à
l’ensemble des hommes qui vivent dans un même mode de production. Marx et
Engels s’attache donc dans le prolongement de leur ontologie matérialiste à
développer une philosophie de la praxis qui se développe justement à partir des hommes en chair en os. Il y a une
analytique du corps-sujet qui s’opère pour reprendre les termes de
Merleau-Ponty. Le sujet n’est sujet que parce qu’il est cet être conscient,
soit ce corps qui agit et vit dans ce monde. C’est seulement de ce corps que
peut se dégager une force de travail à même de transformer le donné du monde et
donc les représentations qui suivent. C’est un corps physiologique qui vit,
s’use, transpire, travail et un corps social qui s’inscrit dans des rapports de
production particuliers. Si la représentation et la conscience ne sont que les échos de l’activité matérielle alors
ils ne peuvent qu’être déformants. Le voile de l’interrogation portant sur le
langage de la vie réelle est en partie levé alors. De fait, ce qui est reflété
ne peut pas contenir davantage que ce qu’il reflète. Et même en imaginant le
plus parfait des miroir, il ne pourra jamais y avoir davantage dans le miroir
que dans ce qui y est reflété. L’idéalisme est ici malmené puisque ce qu’il
présente comme le primat de sa conception, l’Idée, est ici relégué au second
plan comme étant quelque chose qui peut être à la seule condition d’être le
reflet de ce qui la précède. L’idéologie alors n’intervient elle aussi qu’en
deuxième instance. Cela ne signifie pas qu’elle doit être négligée et qu’elle
revêt une importance minime à l’égard de la compréhension politique, mais que
dans le processus qui conduit à son existence elle ne demeure qu’un reflet.
Aussi, pour palier aux déficiences de l’idéologie comme produit de la
déformation de la compréhension des rapports sociaux, il ne suffit pas de se
poser en s’opposant encore une fois. L’idéologie est constituée par le
processus de vie réelle qui est en œuvre et mis en œuvre par les hommes. C’est
donc dans le rapport direct au monde et par le travail en son sens le plus
large que les hommes sont à même de modifier l’idéologie. Nous comprenons aussi
que l’idéologie dite dominante ne peut pas être autre chose que l’idéologie de
la classe dominante puisque c’est la classe qui est détentrice des moyens de
productions soit donc du rapport au travail et aussi de son organisation. En
termes proprement marxistes l’infrastructure bien que nier dans les
représentations conditionne en fait la superstructure idéologique. Mais en
affirmant cela le propos de Marx et Engels ne visent pas uniquement un
renversement habile, il rompt aussi avec l’épistémologie bourgeoise issue du
kantisme. En effet, le monde devient accessible, connaissable et mesurable.
Bref, il est possible de l’appréhender de manière scientifique, qu’il en aille
des sciences de la nature comme des sciences de l’homme. Le monde n’est pas
complètement extérieur au sujet qui le pense mais l’un et l’autre son
constitutif de cet ensemble dialectique. Ainsi les rapports jusque-là séparés
entre le sujet et l’objet ne sont plus que distingués au profit d’une approche
matérialiste, dialectique et historique.
Les auteurs vont
jusqu’à marquer de leur sceaux matérialiste les régions les plus reculées de la
conscience et de ce qui s’apparente jusqu’alors à l’esprit ou l’âme. Puisque de
fait, même ce qui relève du pur imaginaire c’est-à-dire les fantasmagories
relèvent elles aussi du processus de vie réelle. Pourtant, cette région
pourrait apparaître comme l’élément propre à la conscience telle une topique où
le langage s’autonomise et prend son indépendance vis à vis du signifié. Mais
Marx et Engels rejettent là-encore cette hypothèse. Mêmes ces fantasmagories
résultent nécessairement (ce qui ne peut donc pas être autrement) de l’activité
humaine dans le monde. Pour s’en rendre compte il suffit a priori de le
constater empiriquement (l.19-20). Néanmoins l’empirisme semble revêtir ici un
caractère rationaliste propre à l’observateur qui ne peut s’empêcher de
débusquer au-delà des apparences qui produit réellement ces fantasmagories. Ainsi seulement se révèle le liant qui uni les
régions les plus reculées de la conscience à la vie réelle. De fait, même ce
qui se produit dans les représentations de plus lointain du monde tel qu’il est
en est toujours partiellement issue : celui qui se représente tel ou tel
fantasme puise dans l’ensemble de son expérience empirique corporel pour tenter
de développer une sensation et une idée plus précise de ce sur quoi il
fantasme. De même encore quelque personnage de fiction qui se présente à nous
demeure toujours une extrapolation du monde sensible, qu’on songe notamment aux
personnages mythologiques. Ceux-là même
qui loin de descendre du Ciel vers la terre se trouve finalement provenir de la
terre avant de pouvoir monter au Ciel ou du moins à la conscience. Ici, l’influence de Feuerbach est très
présente dans la critique d’ l’illusion et de l’inversion.
Le renversement opéré
par Marx et Engels s’inscrit toujours dans le même mouvement de continuité et
de discontinuité dans leur rapport à l’hégélianisme. Ainsi, alors qu’ils rompent
avec une certaine pratique de la philosophie il inaugure une méthode, celle du
matérialisme dialectique et historique qui s’ancre dans une philosophie
pratique. Ainsi ils inaugurent les possibilités d’une compréhension objective
du développement social tel qu’il se constitue et se transforme.
Néanmoins ils n’en
n’ont pas fini avec l’idéologie dont il leur est encore nécessaire de
discréditer le contenu afin de montrer qu’elle est une production abstraite
absolument dépendante du processus historique.
La définition de
l’idéologie se précise(l.20) afin de saisir qu’elle englobe l’ensemble de ce
qui représente la superstructure : morale, religion, métaphysique mais
aussi tout le reste, c’est-à-dire la politique, la philosophie mais surtout
aussi l’économie dont Marx critique vivement la prétention à l’autonomie comme
science. Ce qui paraît immuable et nécessairement universel, comme la morale
par exemple, perd son caractère inchangeable. Mais la fracture s’opère
définitivement dès lors que les auteurs insistent sur l’apparence d’autonomie que peut revêtir l’idéologie. De fait,
cette prétendue autonomie qui conférerait donc des traits universels à une
certaine pratique morale par exemple se révèle comme n’étant qu’une morale
subjective – morale kantienne. Ce qui détermine en réalité le contenu propre à
ces extensions de l’idéologie c’est encore une fois la vie et les hommes qui
agissent. Ainsi le monothéisme peut par exemple davantage émergé dans des lieux
géographiques où il n’y a rien à espérer de la terre. De facto, s’il y a un
lieu de joie il doit se trouver hors de la faim et de la soif, bref de la
nécessité naturelle. Ainsi la forme du religieux est conditionnée par le
processus historique qui la rend en fait possible. Il n’y a de raison pure que
dans les représentations des consciences qui sont à même de s’extraire du
rapport au travail : Kant pense, son valet le nourrit. Mais cette
séparation n’est que le fruit de la division du travail. Par cela,
l’épistémologie et l’ontologie proposée par la bourgeoisie est mise à mal en ce
sens que Marx et Engels récusent la dualisme kantien qui rend inaccessible la
chose en soi et postule une raison pure distincte de la pratique. A cela ils
opposent un monisme matérialiste et dialectique. Dès lors, plutôt que de
conditionner l’action par rapport à une conscience bien faite ou bien conduite,
c’est l’action qui détermine la conscience. Il n’y a pas d’autonomie de
l’idéologie à comprendre comme la sphère théorique. Ainsi, à la manière dont
Engels s’exclame que l’histoire ne fait
rien ! parce que ce sont les hommes qui font l’histoire, il ne
peut y avoir une quelconque histoire de la religion ou de la morale pour et par
elles-mêmes sans qu’elles soient dépendantes d’un monde particulier et
déterminé, soit alors par les actions des hommes. En filigrane de ce discours
les auteurs démasquent ce qui apparaît ici comme une imposture à savoir la
division disciplinaire des activités théoriques. Face à la division partout,
Marx et Engels réaffirment le caractère totalisant tel un ensemble organique du
mode de production qui en tant qu’expression matérielle de l’activité concrète
des hommes produit la sphère théorique. Aussi, chercher faire par exemple de
l’économie une forme autonome de compréhension d’un processus absolument
circulatoire est aussi vain que le serait une médecine qui s’intéresserait à la
circulation sanguine sans prendre la mesure de ce qui la compose. Le travail apparaît alors comme le propre de
l’homme plus encore que sa conscience. De fait, la conscience vient se
subordonner à l’activité pratique. En fait, le travail, comme rapport concret
au monde est ce qui distingue de prime
abord l’homme de l’animal. C’est parce que l’homme travaille et qu’il est
nécessairement en relation à l’autre et à la chose qu’alors les formes
idéologiques sont produites. C’est tout un programme de libération qui se
dessine ici.
(l.25-29) Marx et
Engels synthétise en une phrase ce qui vient jusqu’ici d’être développé :
« Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui
détermine la conscience. » La vie est donc le support de la conscience.
Cette vie, c’est le travail des hommes, leurs actions sur et dans le monde, le
développement social. C’est elle seule en tant que processus totalisant, qui
traverse à la fois la phylogénétique de l’espèce et produit l’ontogénétique des
individus concrets et existants en un moment donné de l’histoire et des
déterminations qui l’accompagne, qui ancre les hommes au monde. C’est de cette
vie alors que découle nécessairement la conscience. Là-encore il y a une
continuité qui est marqué avec Hegel dont les premiers écrits à Iéna font état
d’une lutte entre ce qui est en vie et ce qui est mort, en tant que prémisses
d’une dialectique possible. Mais la discontinuité se produit en ce sens que
pour Hegel la vie n’est encore que l’expression de l’Idée. Or ici, c’est d’elle
qu’il nous faut partir pour saisir ce que sont les idées et les représentations
des hommes. C’est là une différenciation de taille puisqu’elle opère un
renversement complet dans la manière d’appréhender les hommes et l’histoire. De
fait, si la tradition philosophique idéaliste conçoit le corps comme le tombeau de l’âme[12],
c’est au contraire ici le corps non séparé de l’âme qui explique les activités
de l’esprit. Il ne s’agît plus alors d’une Raison créatrice et guide des hommes
au sein desquels celle-ci habite sous la forme de la conscience mais bien de
consciences humaines déterminés par des hommes agissants concrètement. Ainsi,
on rompt ici avec les thèses encore d’actualité dans des formes possible de
développement personnel notamment qui annihilent le développement collectif au
profit d’un dit « travail sur soi » qui permettrait de changer le
monde à la seule force de la conscience. En cela, Marx et Engels se distinguent
encore de Feuerbach. Pour eux c’est le monde matériel qu’il faut transformer
pour qu’alors l’idéologie puisse elle aussi devenir autre chose. La seule
critique des représentations, notamment de la religion ne peut suffire à elle
seule. Au contraire même cette critique peut s’avérer dévastatrice à bien des
égards, puisque si la religion est l’opium du peuple elle est encore à ce stade
ce qui permet justement au peuple de tenir malgré de leur situation objective
intenable. En somme, c’est une double invitation qui est signalée ici. D’abord
en tant que reconnaissance du multiple dans l’Un ce qui revient à montrer que
le monde se constitue non pas d’un démiurge même rationnel mais d’individus
agissants qui produisent leur conscience et ne sont pas le fruit de la
conscience du monde. Puis, celle de la nécessité de produire une philosophie de
la praxis qui se développe non pas de manière autonome et spéculative mais
comme expression conscience des phénomènes inconscients[13],
c’est-à-dire comme ce qui révèle le non-dit du procès de production et
l’exploitation économique qui en découle ainsi que la domination politique.
Aussi, Marx et Engels
mettent un terme à une pratique de la philosophie comme sphère autonome du
théorique et lieu de la spéculation. Mais dans le même temps ils affirment la
nécessiter d’une philosophie pratique. Néanmoins, ils semblent ici se heurter à
la difficulté de pouvoir produire une philosophie ou une forme théorique
quelconque qui ne soit pas de nouveau une forme idéologique au sens qui a été
définit plus tôt. C’est une contradiction qui semble pouvoir apparaître mais
qui se dépasse elle-même en ce sens que le matérialisme dialectique et
historique reconnaît (contrairement aux philosophies qui l’ont précédé) sa
dépendance vis à vis du monde tel qu’il est et des hommes tels qu’ils
deviennent. Ainsi, le marxisme se veut l’expression d’une théorie qui se met à
l’école d’une pratique concrète et notamment de la classe révolutionnaire. De
même, l’activité philosophique ne peut plus se résoudre à n’être qu’une
interprétation du monde mais devient un outil à même de le transformer.
Loïc Chaigneau, explication à visée didactique, 2018.
Tous droits réservés.
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Le concept d'idéologie chez Marx et Engels
[1] Cf. page
38 du cours.
[2] Du texte
donné en page 61 du cours.
[3] Karl Marx, Contribution à la critique de l'économie
politique, 1859, trad. M.Husson et G.Badia, Éditions sociales, 1972, p.
150-151
[4] Cf. page
36 du cours.
[5] Cf.
Hegel, Phénoménologie de l’Esprit,
domination et servitude.
[6] Karl
Marx, Contribution à la
critique de l’économie politique, Avant propos, in Karl Marx, Philosophie, folio « essais », p. 488-489.
[8] Cf. Karl
Marx, Thèses sur Feuerbach, IV, 1888.
[9] Cf.
Lukacs, Histoire et conscience de classe,
1923.
[10] « Ma
méthode dialectique, non seulement diffère par la base de la méthode
hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel le mouvement de la
pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’Idée, est le démiurge de la réalité,
laquelle n’est que la forme de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de
la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé
dans le cerveau de l’homme. »
[11] Cf.
Karl Marx, Contribution
à la critique de l’économie politique, Avant propos, in Karl Marx, Philosophie, folio « essais », p. 488-489
[12] Cf.
Platon, Phédon.
[13] Cf.
Trotsky, Ma vie.