Théorie de la valeur : marchandise, monnaie et fétichisme.
[Cet article est un extrait d'un travail de recherche bientôt publié en intégralité.]
Tous droits de reproduction et de diffusion sont réservés et appartiennent à M. Loïc Chaigneau
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Le premier livre du Capital
s’ouvre sur une phrase qui n’a pas manqué depuis sa parution d’être mainte fois
citée, paraphrasée, détournée mais qui mérite encore que notre attention s’y
porte :
« La richesse des sociétés dans
lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une
« gigantesque collection de marchandises », dont la marchandise
individuelle est la forme élémentaire. C’est pourquoi notre recherche commence
par l’analyse de la marchandise.[1] »
D’emblée cela place l’analyse de Marx dans un rapport social
et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit ici du rapport marchand. Ce rapport
apparaît comme le socle fondamental de la totalité que représente le mode de
production capitaliste. En tenons compte de l’héritage de Smith mais surtout de
Ricardo, Marx fait du travail humain (et accessoirement, de la nature transformée par l'homme) la seule source de richesse, à distinguer de la valeur comme seule production humaine. Toute chose, en tant qu’elle
est l’expression extérieure de la satisfaction d’un besoin répond à ce besoin
qu’il soit d’ordre naturel ou culturel. Une marchandise est une chose qui se
développe sous un double rapport : la valeur d’usage ; c’est-à-dire
sa fonction en tant qu’elle est un objet qui est utile ou peut satisfaire un
besoin mais aussi une valeur d’échange[2] en ce
qu’elle peut être échangée. Mais Marx remarque de suite que la valeur d’échange ne peut être en tout
état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale »
d’une teneur dissociable d’elle.[3] Marx
procède donc à l’étude d’une forme phénoménale qu’est la forme marchandise.
Cette teneur peut néanmoins être révélée et tenir sous forme d’équation :
1 quarter de blé = a quintal de fer. Malgré l’incompréhension qu’il peut y
avoir à la première lecture, Marx touche en fait au point névralgique du
Capital. Il nous fait entrer directement par la grande porte, avant que de
devoir nécessairement et scientifiquement quitter cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les
regards (…) pour aller dans l’antre
secret de la production, au sein duquel on peut lire : No admittance
except on business[4].
De fait, le procès de production doit être rendu visible car sous la forme de
la marchandise il est comme voilé et rendu à la fois indiscernable et
indissociable des objets utilisés. La dite société de consommation ne manque
d’ailleurs par d’affirmer ce phénomène puisque le producteur et la consommateur
se trouvent être une seule et même personne pourtant dissocier dans les
représentations. Il y a une permissivité à l’égard du consommateur qui est
tempéré par une répression constante (rapport Capital/travail) du producteur
alors même que l’individu est l’unité de ces deux modalités dissociées dans le
capitalisme. Rien de fait n’échappe à la production selon l’ontologie formulée
par Marx sur laquelle nous avons jusque-là fortement insisté (Cf. Penser et transformé le moment présent, t.II oeuvre complète). Mais il est
nécessaire de faire céder le voile idéologique qui masque le procès de
production et les rapports nécessaire que les hommes nouent en son sein. Si la
production doit être le point de départ il devient absolument nécessaire de
cibler l’objet essentiel de la production et donc de la production propre au
capitalisme. Dès lors, la marchandise se présente comme directement liée au
mode de production capitaliste (là où la féodalité préconiser principalement
des échanges fonciers). Pour Marx, la marchandise, comme le capitalisme n’existe
pas depuis toujours ou depuis l’échange des premiers coquillages comme cela
peut être soutenu parfois. En se dissociant d’elle-même la marchandise
développe une vie autonome sur
laquelle il convient de s’interroger. Mais avant de fouiller en-deçà de ce qui
seulement apparaît comme le dit Marx, il nous faut comprendre l’ambivalence de
la marchandise et son rapport à la forme-valeur.
De prime abord la
marchandise remplie une fonction d’utilité. Aussi, pour subvenir à nos besoins
et tout simplement survivre, chacun dans le mode de production capitaliste en
acquiert (malgré la différence quantitative et qualitative des marchandises). En cela, la marchandise est représentative
d’une certaine valeur ; la valeur d’usage.
Néanmoins, ce qui lui permet d’obtenir une valeur sociale c’est sa
possibilité d’échange ; la valeur d’échange. Si dans le troc l’échange
consiste à mettre en rapport deux biens correspondants à une valeur d’usage, la
monnaie vient rapidement facilité ces échanges. Ainsi, d’un rapport de
Marchandise à Marchandise ( M – M) équivalent au troc s’ajoute un
intermédiaire : Marchandise – Argent – Marchandise (M – A – M) qui définit
en propre l’échange dit économique. Mais
dans ce qu’Aristote nomme déjà l’échange chrématistique l’argent devient l’élément et le but de l’échange[5]. Dès lors il s’agit d’acheter pour vendre, ce qui est la formule générale du Capital[6]. La valeur d’échange se présente alors comme le
produit d’un rapport social et non une qualité intrinsèque à la marchandise. C’est ce qui donne à la marchandise une
existence sociale qui sort du strict cadre de l’usage privé. Ainsi, tel
pantalon a bien sûr une valeur d’usage pour celui qui l’emploie, mais dès lors
qu’il est échangé il donne à voir une valeur qui est autre que le seul usage
qu’on peut en faire, il existe socialement par l’intermédiaire de sa valeur
d’échange. Une même production cède dans ce cas son appareillage individuel
pour prendre une forme sociale. Cette forme sociale est commune à l’ensemble des
marchandises. Dès lors il reste à savoir ce qui demeure justement commun à
l’ensemble de ces marchandises une fois fait abstraction de leurs multiples et
infinies valeurs d’usage. Marx
écrit : en tant que valeurs d’usage,
les marchandises sont principalement de qualité différente, en tant que valeurs
d’échange elles ne peuvent être que de quantité différente et ne contiennent
donc pas un atome de valeur d’usage[7]. Il nous faut
trouver le troisième terme qui permet alors de définir ce qui peut mesurer la quantité
différente de ces valeurs d’échanges. Puisqu’en effet lors de l’échange, il
serait incongru de mettre en rapport une paire de lunettes et une automobile
par exemple. En revanche, deux produits dont on jugerait qu’ils ont une
équivalence pourraient être échangés. Pourtant, cette équivalence ne tient en
rien à la valeur d’usage propre aux deux objets échangés. Ce troisième terme
alors, c’est le travail humain, c’est-à-dire la production, qui permet de
quantifier la valeur (qui n’est pas le prix)[8]. Mais
là-encore, il ne s’agit pas du travail concret, particulier, mais de la forme
de la production, c’est-à-dire le travail abstrait en tant que production
humaine. Ce que contient toute marchandise alors c’est le temps de travail (humain) nécessaire en moyenne, ou temps de travail socialement nécessaire[9]. Marx précise d’emblée ce qu’il entend par
temps de travail moyen : le temps de
travail socialement nécessaire est le temps de travail qu’il faut pour faire
apparaître une valeur d’usage quelconque dans les conditions de la production
normales d’une société donnée et avec le degré social moyen d’habileté et
d’intensité du travail. Après l’introduction du métier à tisser à vapeur, en
Angleterre, il ne fallait plus peut-être que la moitié du temps qu’il fallait
auparavant pour transformer une quantité de fil donnée en tissu[10]. Ainsi, le travail social humain, en tant que
production est le quantificateur de la valeur d’échange que revêt une
marchandise en une époque déterminée et donnée, soit en un mode de production
et en un stade de ce mode de production par rapports au développement des
forces productives. Cela permet
d’octroyer une forme universelle à la valeur d’échange. Ainsi, la forme-valeur universelle, qui présente
les produits du travail comme de simples gélifications de travail humain
indistinct, montre par sa propre structure qu’elle est l’expression sociale du
monde des marchandises. Elle manifeste ainsi qu’au sein de ce monde des
marchandises, c’est le caractère universellement humain du travail qui
constitue son caractère spécifiquement social[11]. C’est ce qui tend au fétichisme de la
marchandise.
Mais avant cela,
voyons la spécificité qu’il y a dans l’analyse de Marx d’avoir su dissocier le
travail concret du travail abstrait. Le travail est nécessairement inscrit dans
le temps. Il est un processus qui transforme, c’est-à-dire octroie au monde une
autre forme, dont celle-ci est le résultat de l’activité humaine. Dans le
premier chapitre du Capital toujours Marx montre que de ce fait nécessairement
le temps est la mesure naturelle du travail puisqu’il est un processus. Le
travail, en ce qu’il arrache l’homme à l’immédiateté de la nature et ses cycles
est un gain : en produisant davantage en quantité et en qualité que ce que
la nature offre, l’homme cesse de s’adapter à la nature pour adapter la nature
et se libère davantage chaque fois qu’il peut consacrer du temps à autre chose
que sa survie. Mais plus encore, le
travail est la substance et la mesure immanente des valeurs[12]. A condition ici
de concevoir le travail comme travail abstrait soit la quantité d’énergie
humaine nécessaire à la production d’un bien. Toutefois, travail concret et
travail abstrait s’ils doivent être distingués ne sont pas à séparés ou
dissociés. Le travail concret est la production en tant qu’il donne forme à des
valeurs d’usage. Tandis que le travail abstrait, issu de ce même travail
concret donne une valeur mesurable et quantifiable à la production : le
temps moyen de production d’une marchandise à un certain stade de développement
des forces productives. Ainsi, tel pantalon produit par tel ouvrier en x heures
ne vaut pas plus ou moins que tel autre pantalon produit par tel autre ouvrier
en y heures. Sinon, il faudrait statuer à partir du travail concret. Mais dans
le même temps alors le travail abstrait rend compte par là-même de la mise en
concurrence nécessaire des capitalistes entre eux qui n’ont pas d’autres choix
pour être compétitifs face à la production de même valeurs d’usage que de
maximiser l’efficacité des forces productives. D’où l’ironie de Lefebvre sur le
caractère prétendument individuel et rationnel du capitaliste dont nous
parlions plus haut. Ainsi, de la même manière que Marx homogénéise les valeurs
d’échanges malgré les multiples valeurs d’usage dont elles peuvent être
titulaires, il fait de même avec le travail en donnant une qualité objective au
travail abstrait sans nier le travail concret.
Mais pour parvenir à cela il est nécessaire pour le mode de production
de réduire le travail complexe comme les savoir-faire, l’artisanat etc. à du
travail simple[13], interchangeable et ne
nécessitant que le recours au corps en état de travailler – ce qu’opère
massivement l’industrie et l’organisation dite scientifique du travail. Marx
met donc en évidence le fait que le capitalisme pour reposer sur l’accumulation
du capital grâce au marchandise a besoin
de simplifier au maximum le travail afin d’obtenir une mesure abstraite de la
valeur d’échange. Cela s’accompagne donc d’une division sociale du travail sans
précédant jusqu’alors. Il est nécessaire de comprendre que cela est inhérent au
mode de production capitaliste et à son développement. Là-encore Marx pense et
articule les transformations d’une époque déterminée et porte à l’objectivité
cette totalité. La marchandise revêt donc une forme double et sa valeur dépend
de la valeur-travail. Mais celle-ci ne repose sur la contradiction interne du
travail concret et du travail abstrait, d’un côté la production de biens
utiles, de l’autre la production de valeur. Or, l’accroissement efficace de la
production de biens tend nécessairement à faire chuter la valeur. De là naît
l’une des fuites en avant du mode de production capitaliste. D’autant plus
qu’il nous faut constater une précarisation de plus en plus conséquente du
travail complexe comme celui d’un technicien ou d’un ingénieur : de fait,
le développement des forces productives s’étend désormais aussi en partie au
travaux intellectuels. Le travail complexe dans le développement contemporain à
l’écriture du Capital est encore peu voire pas mécanisable ou simplifiable.
Aussi, Marx montre qu’à ce stade le travail complexe équivaut à du travail
simple multiplié. Ici, Marx procède non
pas en économiste mais en phénoménologue. De deux choses alors : d’abord, la
réduction économiste est refusé et réfuté par Marx puisqu’il fonde directement
ses travaux comme étant une critique de la science économique se voulant
autonome. Par ailleurs, Marx ne projette pas sur le réel une certaine idée d’historicisme moral[14], comme
cela a pu lui être à tort reproché sans comprendre la méthodologie employée.
Mais au contraire, il part de ce réel pour en tiret un concret intelligible une
fois encore. Ce concret intelligible lui-même fruit du concret de la production
où l’employeur capitaliste au quotidien se voit contraint de rémunérer
différemment des professions qualifiés par rapport aux ouvriers non qualifiés. S’il
n’est pas artificiellement possible de mesure exactement la réduction du
travail complexe comme équivalant au travail simple multiplié, cela n’empêche
pas le fait que ce soit réalisé en acte au quotidien. C’est une inversion
totale de la théorie classique qu’opère ici Marx puisqu’il ne part pas des prix
pour attribuer la valeur mais du travail humain comme fondement de la valeur
d’échange. Le travail est l’étalon de la valeur. Seulement il ne s’agit pas du
travail seul mais du travail socialement organisé dans un mode de production
déterminé. Il n’y a que lorsqu’un bien est échangé dans une structure sociale
donnée qu’une valeur peut y correspondre. Nous voyons bien ici que Marx opère
tout au long de ce développement en allant de l’abstrait au concret. De fait
l’efficacité de la méthode, profondément dialectique, tient en cela qu’elle
permet de rapporter des ensembles concrets disparates à une synthèse logique
qui exprime ensuite un concret intelligible.
Marx montre encore
par un long développe qu’il serait vain de résumer hâtivement les formes de la
valeur. Néanmoins, il faut s’arrêter sur la forme monnaie qui correspond bien à
une marchandise particulière qui vaut comme valeur d’échange générale. La
monnaie est une marchandise dont l’usage même est l’échange. Elle est l’étalon,
le support de l’ensemble des marchandises disponibles et produites. Ce qui pose
l’existence de la monnaie comme telle, c’est-à-dire d’une marchandise qui sert
d’équivalence à toutes les autres ce n’est pas alors un produit économique mais
une nécessité historique (terme du troc) et par là un acte politique au sens
large, c’est-à-dire un acte social.
Mais la monnaie a cela de déterminant qu’elle finit de détacher la marchandise
de ce qui la produit, c’est-à-dire le travail humain, en lui octroyant une forme d’autonomie[15]. Ainsi il devient
possible séparer la forme du contenu dans ce rapport social. Nous pouvons tenir
ensemble mais séparé un bien comme notre pantalon de tout à l’heure dans une
main et sa valeur monétaire de l’autre. Par la monnaie la valeur d’échange qui
originellement n’existe que dans l’échange peut désormais exister en tant que
telle et être accumulée comme telle. Si cela avait été vue dans l’échange
chrématistique, Marx renforce sa profonde critique de l’économie politique par
ce qu’il nomme le caractère fétiche de la
marchandise[16].
Ce passage du
Capital sur le caractère fétiche de la marchandise figurait en appendice de la
première édition. Ce n’est que lors de la réédition qu’il prit cette place
considérable au cœur du développement sur la valeur. Pour cette même raison
alors Marx est tantôt décrié par ceux qui se refusent à voir autre chose dans
ce passage qu’un exercice spéculatif et littéraire et tantôt au contraire
valorisé au point même parfois d’extraire ce passage de la totalité que
représente le Capital. En fait, c’est
le polymorphisme propre à cet ouvrage et à la méthode même de Marx qui
s’exprime ainsi, dans ce qui ne fait qu’apparaître comme contradictoire. Dans
notre étude nous entendons démontrer que Marx ne formule pas une réduction
économiste de même qu’il n’assassine pas abstraitement toute philosophie.
Aussi, ce passage, à la seule condition de le restituer dans l’ensemble du développement
nous apparaît comme absolument décisif. Une fois mis en relation avec le livre
dans sa totalité et même l’œuvre complète de Marx et d’Engels, ce passage se
présente comme une clé de lecture et de compréhension qui permet de saisir la
force de la conception marxiste qui se refuse à la réduction disciplinaire à
laquelle se prête depuis les science humaines et sociales. Si Marx pense la
transformation c’est totalement et non de façon cloisonner, tant dans le fond
que dans la forme et ce chapitre en est une limpide expression. C’est pourquoi
nous souhaitons nous y arrêter un moment en prolongement de ce qui a été dit en
amont sur la théorie de la valeur. Marx écrit très justement qu’à première vue, une marchandise semble une
chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant
que c’est une chose extrêmement embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques
et de lubies théologiques[17]. Nous retrouvons
ici la critique idéologique de Marx qui montre que la marchandise s’autonomise
et vient inverser ainsi les rapports sociaux et nier le procès de production.
La marchandise, comme chose sensible ordinaire ne semble pas mérité à première
vue que l’on s’y intéresse. Mais Marx procède là-encore en philosophe et comme
le signalait Hegel dans la préface de la Phénoménologie
de l’Esprit : ce qui est bien
connu, parce qu’il est bien connu est mal connu. Ainsi se lève le voile sur
cette chose a priori anodine qui pourtant semble contenir en elle après analyse
toute la force idéologique du mode de production capitaliste. Ce qui est vrai
pour la marchandise en tant qu’elle présente une valeur d’usage s’invalide dès
lors qu’elle présente sa valeur d’échange, pour les raisons que nous avons vues
précédemment. Marx ajoute que ce passage transforme la marchandise en chose sensible suprasensible[18]. C’est-à-dire
qu’à la manière d’un langage structurellement organisé : signifiant,
signifié, référent ; la marchandise aurait une valeur d’usage qui en
serait le référent, mais aussi une existence qui relève de la représentation,
du signifié. Or, au même titre que l’idéologie dans le discours peut-être
privation et non-dit du référent au seul bénéfice du signifié, il en va ici de
même avec la marchandise. C’est en cela que la marchandise dispose d’un
attribut d’abord métaphysique au sens le plus littéral. Mais là où le caractère
plus encore suprasensible de la marchandise se révèle c’est lorsque Marx montre
qu’elle est l’élément synthétique qui permet de mettre en évidence le fait que les hommes entrent nécessairement dans des
rapports déterminés, involontaires[19]. La marchandise
est à la fois le fruit d’un travail et d’un rapport social qui sont pourtant
absent du rapport du rapport que nous entretenons avec cette marchandise dans
nos représentations. De fait, en achetant une baguette de pain, outre l’enceinte
qui nous la vend, nous ignorons tout ou presque de sa production, de sa
provenance, du travail humain qu’il a fallu pour la récolte, la transformation
du blé en farine, des transports qui ont été occasionné etc. Le rapport social
ne s’exprime qu’au travers du prix – socialement déterminé, et donc de la dépense d’argent qui est faite.
Le fétichisme est là-encore un processus idéologique, il est travestissement de
la réalité des produits dits « locaux » ou « made in
France » par exemple qui n’en sont pas vraiment, entre autre. Le
fétichisme est déguisement d’un rapport social mondialisé dont il est presque
impossible a priori de restituer
l’ensemble. Les rapports sociaux sont dès lors comme confondus avec les
marchandises qui n’en sont que le résultat et le support. Ainsi telle valeur
d’échange n’est active pour telle marchandise qu’à partir du moment où elle
peut être mise sur le marché et échangée de manière totalement indépendante de
sa valeur d’usage. De là naît une personnification de la marchandise qui se
voit prêter des attributs singuliers alors qu’ils ne sont là-encore que le
résultat d’un rapport social et non un contenu inhérent à la chose même. Raison
pour laquelle Marx parle de vie autonome
de la marchandise à plusieurs reprises dans ce chapitre. Les rapports sociaux et productifs de la
marchandise sont inconnus ou méconnus des producteurs eux-mêmes. Or, Marx tente
ici de ramener à la conscience ces processus sociaux inconscients. La
marchandise n’est donc pas un produit quelconque mais le résultat du
développement des forces productives et de leur organisation dans le mode de
production capitaliste. La marchandise n’est pas d’abord produite en vue d’une
fin et à destination de quelqu’un mais en vue d’être échangée et donc mise à
disposition sur un marché au risque qu’aucun usage jamais n’en soit fait :
d’où les crise dite de surproduction où il n’est pas envisageable de vendre au
prix espéré ou estimé et où les marchandises sont détruites. Le mode de
production capitaliste – et plus encore aujourd’hui en Europe ou en Amérique du
Nord, nous met en relation permanente avec des marchandises dans l’ignorance la
plus totale de leur origine. Ce rapport à la marchandise dispensé de la
conscience du rapport social qui la produit renforce la représentation d’un
individualisme possible. Ce fétichisme rend possible et fortifie le mode de
production capitaliste tout en le faisant reposer sur un pied d’argile :
l’insistance avec laquelle nous sommes invités à « rassurer les
marchés » par exemple fait état dans le discours et à bien des égards du
mysticisme qui entoure la production. La monnaie alors vient dissimuler
l’essence de la production et de la marchandise aux échangeurs. En cela, elle
est elle aussi une mystification du réel. Ainsi, le fétichisme de la
marchandise se révèle comme un processus qui nie les rapports sociaux tels
qu’existants pour entretenir l’apparence de rapports entre les marchandises[20]. Le
travail humain ne se manifeste plus que comme la forme-valeur de ce qu’il
produit[21]. Les
marchandises prennent l’apparence d’un contenu propre qui nie le travail et qui
n’intéresse que les échangeurs comme si le marchandise disposait par elle-même
de ce qui pourtant la produit[22].
Pour Marx c’est nécessairement que les théories économiques classiques ne
peuvent alors qu’être faussées puisqu’elles reposent sur une mystification et
l’apparence qu’elles prennent pour le réel. La main invisible du marché par
exemple est là-encore une illustration de ces formes fétiches propre à la
religiosité du Capital et ses économistes. Les rapports sociaux se voient
naturalisés au lieu d’être restitué comme une totalité dépendante d’un mode de
production déterminé ; c’est-à-dire d’un moment singulier du développement
social. Ainsi la note 32[23] du Capital pose que l’une des carences fondamentales de l’économie politique classique est
qu’elle n’ait jamais réussi à découvrir par l’analyse de la marchandise et plus
précisément de la valeur marchande la forme de la valeur qui en fait la valeur
d’échange. De nouveau c’est une critique de la science économique
positiviste qui s’inscrit ici en filigrane : les économistes classiques
font de l’économie à la manière dont on fait des sciences de la nature. Or, il
n’y a rien dans la valeur d’échange que ce qu’y produit le rapport social et
non un quelconque contenu d’ordre physico-chimique mesurable comme tel. Contre
cela, Marx montre que la valeur n’a rien de naturel, qu’elle n’est pas issue
non plus du prix, la valeur ne porte donc
pas écrit pas sur le front ce qu’elle est[24]. La valeur est
une production historique socialement déterminée en un moment historique donné,
voilà ce que Marx démontre à propos de la valeur. Ceci rend inopérant la seule
étude de l’offre et de la demande par exemple. La bourgeoisie et ses
économistes semblent ici confondre valeur et prix comme le physicien
confondrait masse et poids, les deux premiers pouvant s’objectivité, alors que
les seconds répondent pour le prix d’un rapport social, pour le poids de la pesanteur.
Dès lors la valeur-travail comme forme de la valeur n’a de subsistance possible
qu’au cours du développement capitalistique. Les deux écueils consistent alors
chez les lecteurs de Marx le plus souvent à opter soit pour une objectivation
de cette pratique de la valeur comme indépassable – ce qui par définition se
heurte à la conception matérialiste et dialectique de l’histoire, soit à
l’abolition de la valeur[25]. Or,
Par le processus de démystification qu’opère Marx en révélant le caractère
fétiche de la marchandise il semble inviter au contraire à une nouvelle
pratique de la valeur[26] soit
une aufhebung de la valeur comme
abolition de la forme valeur propre au capitalisme, conservation de la valeur
par nécessité et dépassement dans cette conservation. Mais Marx n’est pas
prophète, il n’entre pas dans le devoir-être de la forme valeur mais s’en tient
à sa démystification. Néanmoins, il témoigne bien par exemple de la nécessité
de ce dépassement lorsqu’il écrit en 1875 dans la Critique du programme de Gotha qu’ au sein d’un ordre social communautaire fondé sur la propriété commune
des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits, de
même le travail incorporé dans les produits n’apparaît pas davantage comme
valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque
désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est
plus par la voie d’un détour, mais directement que les travaux de l’individu
deviennent partie intégrante du travail de la communauté.
Loïc Chaigneau, Penser et transformer le moment présent, T. II Marx, 2019
Tous droits réservés.
[Tome I et II à Paraitre prochainement aux éditions Delga.]
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[1] Marx, Le Capital, Livre I, Section 1, Chapitre I,
Op cit., p.39
[2]
Distinction qui n’est pas nouvelle en soi et qui bien sûr a déjà été opérée
notamment chez Aristote dans la Politique,
livre I, 3. Mais c’est encore le cas, plus près de Marx, chez Smith dans la Richesse des nations, livre I, 4.
[3] Ibid, p.
41.
[4] Ibid, p.
172.
[5]
Aristote, La politique, Livre I, §17,
trad. Barthelemy Saint-Hilaire, Ladrange, 1874.
[6] Karl
Marx, Op cit. , p. 145
[7] Ibid, p.
41 – 42.
[8] Cf. Karl
Marx, Salaire, prix profit, 1865.
[9] Ibid, p.
43.
[10] Ibid,
[11] Ibid,
p. 69
[12] Ibid,
p. 519
[13]
« (…) ce qu’il y a d’universel et d’objectif dans le travail, tient à
l’abstraction produite par la spécificité des moyens et des besoins d’où
résultent aussi la spécification de la production et la division des travaux.
Le travail de l’individu devient plus simple par la division et son aptitude
dans son travail abstrait, ainsi que la masse de ses produits augmente. »
Hegel, Principe de la philosophie du
droit, §198, trad. A. Kaan, Editions Gallimard, 1940.
[14] Cf.
Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis,
t. II, Seuil, 1979.
[15] Karl
Marx, le Capital, Op cit. , p. 71.
[16] Ibid,
p. 73.
[17] Ibid
[18] Ibid
[19] Karl Marx, Contribution
à la critique de l’économie politique, Avant propos, Op Cit. , p. 488-489.
[20] Karl
Marx, Le Capital, Op Cit. , p.75
[21] Ibid,
p.75 - 76
[22] Ibid,
p.76
[23] Ibid,
p. 82.
[24] Ibid,
p. 76.
[25] Nous
pensons notamment ici aux théoriciens critique de la valeur dont Anselm Jappe
peut être l’un des représentants.
[26] Les
travaux de Bernard Friot sont éloquents à ce propos.